Et demain, la paix dans le monde ? de Myriam Supplicy (1/2)
Fin 2020, j'avais participé à un recueil de nouvelles au bénéfice d'une association pour les femmes défavorisées.
Comme prévu, ce recueil sort du circuit de la vente après une année et chacun reprend son texte.
Le mien s'intitule : Et demain, la paix dans le monde ? Il me touche particulièrement, alors je profite de cet espace pour le partager avec vous.
Les sirènes hurlantes me tirent de ma lecture. Au moins cinq véhicules d’urgence passent devant chez moi. Un coup d’œil au coin de mon écran m’informe qu’il est 16 h 01. J’essaie de me replonger dans mes dossiers, mais mon cerveau s’évade.
Demain, ma fille fêtera ses 26 ans. Elle est chez ses grands-parents à Paris. Pour ne pas la déranger en pleine nuit, je la contacterai dans vingt-quatre heures environ. Avant cela, je dois assurer pour ma soirée avec Jimmy Fallon au Rockfeller Center.
Jimmy Fallon… Il m’a invitée pour son Tonight Show. Je ne compte plus mes interventions dans les médias. Rien que depuis l’homicide de George Floyd, j’ai fait huit plateaux télévisés et quinze interviews radiophoniques. Ici, déjà une trentaine de policiers ont été blessés dans les affrontements avec les manifestants. Si seulement ces émeutes pouvaient mener à une prise de conscience générale !
Je me demande comment papa réagit à cette actualité. Ma carrière de défenderesse des Blacks aux États-Unis doit le torturer chaque jour. Lui qui souhaite toujours m’épargner la misère du monde… Mais c’est à cause de lui si j’en suis arrivée là !
Quand j’ai voulu partir creuser des puits au Tchad après l’obtention de mon bac, il m’a barré la route :
- Si tu veux aider les autres, deviens avocate ! Comme moi.
Il n’a rien lâché. Mais j’ai hérité de sa ténacité : une fois mon CAPA en poche, j’ai rejoint mon amie d’enfance sur le terrain. Oh, Nila ! Que deviens-tu ?
Je me connecte à Facebook pour avoir de ses nouvelles.
Cette fille a tellement la bougeotte ! Il y a trois mois, les réseaux sociaux me révélaient qu’elle menait une campagne de sensibilisation auprès des autorités érythréennes pour obtenir des mesures d’accompagnement pour la population en cas de confinement.
Une notification. Je souris. Nila a publié sur mon mur il y a deux heures :
- Ma très chère Stéphanie, le 16 juin, ce sera aussi un peu ta fête, car sans toi, Doudou ne serait pas la merveilleuse jeune femme que j’adore. Je t’écris aujourd’hui, car demain je serai dans l’avion.
Son message me touche. Elle ne rate aucun anniversaire, même si on ne se voit jamais. Difficile de trouver un créneau pour une rencontre entre ses missions à l’autre bout du monde et mon agenda américain à la cour…
Machinalement,
je déroule le fil des actualités. Ma Doudou a publié un selfie avec sa
marraine. Nila est donc en repos à Paris ! Je like la photo.
Je n’ai plus qu’une envie : voir encore le visage de mon amie. Aucune image d’elle ne figure sur son compte. Elle utilise les réseaux sociaux pour partager les causes qui lui tiennent à cœur.
Je me lève de ma chaise pour aller chercher mes archives personnelles. À peine l’ai-je quitté que mon ordinateur me sonne. Un appel zoom ! D’un clic, mon écran affiche ma fille chérie sur le canapé de ses grands-parents :
- Tu ne dors pas, ma Doudou ?
- Il n’est que 22 h. 20. Beaucoup trop tôt pour se coucher la veille de mon anniversaire.
- Tu continues cette tradition d’être debout à minuit pour profiter pleinement de ton jour ?
- Absolument. Mais dis-moi, maman, qu’est-ce que tu fais sur Facebook au milieu de ta journée de travail ? Tu n’es pourtant pas accroc aux réseaux sociaux.
- Je ne t’apprends rien si je te dis que les anniversaires me rendent nostalgique.
- Tu as sorti les albums ?
- J’allais le faire quand tu m’as appelée.
Nila apparaît sur l’écran :
- Tu as des photos de nous ?
J’éclate de rire.
- Coucou Nila, je suis ravie de te voir. Comment vas-tu ?
- Très bien, je passe une merveilleuse soirée avec Doudou. J’attends encore deux heures pour fêter avec elle.
- Ici, demain commence plus tard.
- Oui, mais je suis née à Paris. Ne mélange pas les fuseaux horaires s’il te plaît, maman.
- Tu veux attendre avec nous ? me propose Nila.
- Jusqu’à minuit ? D’accord, c’est justement l’heure à laquelle je dois me préparer pour mon rendez-vous.
- Tu sors après 18 heures ? Les tribunaux seront fermés. T’as un mec ?
- J’ai pas mal de demandes d’interview ces temps-ci, tu t’en doutes. Mais ne parlons pas de moi. Qu’est-ce qu’on pourrait faire toutes les trois avec un océan entre nous ?
- J’aimerais bien voir des photos de nous.
- C’est vrai, Nila, je vais les chercher.
Je me lève et dépose le portable sur mon lit. Ce sera plus confortable pour des papotages entre filles. J’extrais un épais volume de la bibliothèque. Avant de retourner face à la caméra, je sers l’album sur mon cœur. Je respire son odeur. Je caresse le cuir de sa couverture. J’exécute toujours cette chorégraphie avant de plonger dans mon passé, mais je préfère que personne ne me voit. Avec lui dans les bras, je m’installe. Les filles poussent un « ah ! » de satisfaction.
J’aspire une grande bouffée d’oxygène avant d’ouvrir le livre de mes souvenirs. Je décroche délicatement la première photo pour la leur montrer :
- Vas-y Nila, raconte cette scène à Doudou.
- Oh là là ! Je portais le t-shirt d’Aquarundi.
- Qu’est-ce que c’est ? demande ma fille.
Elle connaît toute l’histoire, mais seulement ma version. Pour une fois, sa marraine donnera d’autres informations.
- Aquarundi est l’ONG pour laquelle je travaillais. Regarde le look de ta mère ! Elle venait de débarquer.
Elles s’esclaffent sur mes vêtements d’aventurière.
- Bravo Nila, un point pour toi. Doudou, si tu veux égaliser, donne-moi la date de mon arrivée au Burundi.
- La date ? C’était deux ans avant ma naissance. 1992 ?
- Exact, début octobre 1992 à Bujumbura.
Je leur présente d’autres clichés du début de mon séjour, où l’on voit Nila à l’œuvre.
- Qu’est-ce que tu faisais exactement, marraine ?
- Notre but était de faciliter l’accès à l’eau pour les habitants. Tu vois cette photo ? C’est le groupe que j’encadrais.
- Tu étais leur cheffe ?
- Pas vraiment, mais mon master pro en sciences et techniques hydrauliques m’ont permis de leur filer quelques tuyaux.
- Et maman ne faisait pas partie de ton équipe ?
- Non, ses connaissances en droit l’ont rendue plus utile ailleurs.
Par un demi-sourire, je remercie mon amie de sa brève réponse. Elle ne souhaite pas remuer le couteau dans ma plaie, mais elle ignore que la page suivante est remplie de photos de Aaron. Je ne m’y attarde pas et cherche une autre image où figure Nila…
- Maman, j’aimerais connaître l’opinion de ma marraine sur lui.
Je retourne en arrière et présente la double page à la webcam. Nila se racle la gorge.
- Aaron était un Tutsi brillant et plein d’ambition pour son pays. Il avait besoin de ta mère pour réaliser son rêve. Avec son groupe, il voulait construire le lycée de la réconciliation. En plus des branches habituelles, les étudiants y recevraient des leçons de bienveillance ethnique, afin que les deux peuples construisent des liens solides et indivisibles entre eux pour un avenir du Burundi sans tension.
- Toi, tu y croyais à cette utopie ?
Nila me jette un coup d’œil désemparé :
- Pour rendre le monde meilleur, nous avons besoin de rêveurs. Comment pourrais-je douter de son projet, alors que j’ai déjà passé des décennies à apporter des denrées alimentaires aux peuples les plus pauvres du monde ? Et je continuerai à le faire toute ma vie.
J’entends l’émotion dans la voix de mon amie. Je prends le relai :
- Dans tous les cas, les deux communautés croyaient à cette utopie. Elles se disputaient même pour que la construction de ce collège se fasse sur leurs terres.
- Et c’est là que tu es intervenue, maman. Trouver un lieu acceptable pour tous, négocier un consensus, afin de bâtir l’école d’une paix future.
A la page suivante, je découvre ma dernière photo avec Nila sur le continent africain. Je la détache pour en faire un gros plan. Comme nous gardons le silence, c’est Doudou qui marque un point.
- La fête pour l’ouverture du chantier du lycée.
- C’était plutôt la première séance de chantier. Tu vois le mec à côté de moi ? C’était le contremaître. J’étais venue dire au revoir à ta maman.
- Tu partais où ?
- Une semaine plus tard, je livrais des vivres dans un camp de réfugiés à la frontière du Soudan.
- La dernière fois que tu portais ton flamant rose, laissé-je échapper.
À suivre (demain)
https://myriamsupplicy.blogspot.com/2022/06/et-demain-la-paix-dans-le-monde-de_0215361647.html
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