Et demain, la paix dans le monde ? de Myriam Supplicy (2/2)

- La dernière fois que tu portais ton flamant rose, laissé-je échapper.

Nila caresse le bijou sur l’écran.

- Il est où ce collier ? s’inquiète ma fille. Le flamant rose est ton animal fétiche depuis toujours. Tu l’as perdu ?

 

- Non, elle me l’a donné. Au moment des adieux, elle me l’a glissé dans le creux de la main. J’ai protesté, mais elle a posé son doigt sur mes lèvres. Elle a chuchoté « Pour te porter bonheur ».

- Pour lui porter bonheur avec Aaron, n’est-ce pas ?

- Oui, c’est à cela que je pensais.

- Tu étais au courant pour eux deux ?

- Oui.

- Pourtant, maman dit toujours que leur histoire s’est résumée à quelques nuits d’extase, sans laisser de trace. Enfin presque ! Il n’y a aucune photo de leur amour.

- Stéphanie ! comment tu parles à ma filleule ! Juste quelques nuits d’extase ?

Je riposte :

- Elle est majeure et vaccinée.

- Sans laisser de trace ? On dirait que tu parles d’un produit pour les vitres ou d’un rouleau de PQ !

Doudou coupe court à notre altercation :

- Mais alors comment tu savais ?

Nila sourit :

- A quoi ça sert une meilleure amie ?

Je remets la photo à sa place.

- Et alors, il est où ce collier maintenant ?

- Je ne l’ai plus, ma Doudou.

Je respire profondément avant de poursuivre.

- Fin septembre 93, je l’offrais à Aaron à l’aéroport. Il aurait besoin de plus de chance que moi. Je ne devais faire qu’un aller-retour en France, le temps d’obtenir un visa longue durée pour le Burundi.

Je soupire.

- Je n’imaginais pas ma vie sans lui. Et je désirais plus que tout voir les effets du lycée de la réconciliation…

Je ne peux plus parler. Ma fille se charge de conclure l’histoire :

- Enfin, ça, c’était sans compter sur le coup d’état du 21 octobre 1993, le massacre des Tutsis, le génocide des Hutus, la guerre au Rwanda…

J’entends une grosse voix hors champ de la caméra :

- Allez les gamines, poussez-vous pour que je puisse parler à ma fille.

Je vois la large carrure de mon père expulser Nila loin du canapé et reléguer Doudou en bordure de mon écran.

Je souris :

- Bonsoir papa, comment vas-tu ?

- Stéphanie, j’ai une chose à te dire.

- Je t’écoute.

- La semaine passée, j’ai reçu un courrier qui t’était adressé personnellement.

- Chez vous ? Mais cela fait presque trente ans que je n’habite plus chez vous.

- Un peu moins. Ton adresse officielle est restée ici durant ton périple en Afrique et elle n’a changé que quand tu es partie fâchée.

- Que s’est-il passé ? demande Doudou qui ne rate décidément pas une occasion de se taire.

- Quand j’ai annoncé à Papi que mes nausées n’étaient pas uniquement liées aux inquiétudes pour mon compagnon, il a mal réagi. 

- Qu’est-ce qu’il a fait ?

- Il m’a rappelé qu’il était contre ce voyage depuis le début. Que, si c’était pour partir en Afrique une année et revenir avec un enfant dans le bidon, il avait commis une erreur en me payant des études de droit. Et que ma vie serait dorénavant remplie de couches-culottes et de baby-sitters.

- J’ai vraiment dit ça ? demande mon père, gêné.

- Oui, je m’en souviens comme si c’était hier. Je t’ai même demandé si les couches-culottes et les baby-sitters étaient tout ce que tu retenais de moi. Je leur ai promis de devenir mère et de réussir ma vie, puis j’ai claqué la porte.

- Et comment t’es-tu débrouillée sans eux ?

- J’ai trouvé un logement dans une cité et je suis devenue commis d’office. Tous les affaires de vandalisme, tous les voleurs à l’étalage, les pickpockets et les petits dealers tombaient chez moi.

J’interromps mon récit quelques instants en repensant à mes anciens clients.

- J’ai rencontré des jeunes exceptionnels. C’est d’ailleurs grâce à l’acquittement pour meurtre de l’un d’eux que j’ai été remarquée par le cabinet Gibson et Morrison à New York ! 

Je jette un coup d’œil à un carton entreposé au sommet de mon dressing.

- Combien de courrier de remerciement ai-je reçu de la part de gens qui ne savaient même pas écrire ?

- En parlant de courrier, me coupe mon père, je peux continuer ?

Ramenée instantanément dans le présent, j’acquiesce :

- Vas-y, je t’en prie.

- J’avais décidé de te remettre cette lettre la prochaine fois que je te verrai en vrai, mais après avoir entendu vos différents récits, je suis obligé de t’en parler maintenant.

Il me regarde fixement. Quel orateur de talent ! Il tient tout le monde en haleine pour une erreur de la poste ou un courrier égaré.

- Sache que même si elle t’était personnellement adressée, je l’ai ouverte pour vérifier ce qu’elle contenait.

- Pourquoi as-tu fait cela, papa ?

- Je ne veux pas que tu sois blessée inutilement. Elle vient d’Afrique et je craignais que ce soient des charlatans qui te réclament de l’argent. Adeline, va la chercher dans le deuxième tiroir du buffet.

Ma fille sursaute à son véritable prénom, mais applique sans broncher les consignes de son grand-père.


 - Le courrier sous les serviettes de table. Amène-le-moi, s’il te plaît. Non, ne regarde pas !

- Mais il y a quelque chose de dur à l’intérieur.

Doudou se tient devant le canapé. Quand mon père tend la main, je la vois mettre l’enveloppe hors de sa portée

- Allez donne-moi ça, ne fais pas l’enfant.

J’ai envie de hurler, mais ma gorge est sèche depuis que je connais le continent d’origine de ce pli.

- La lettre vient du Rwanda. Elle est datée d’il y a quelques semaines.

Je ne respire plus.

- Elle commence ainsi : « Stéphanie, nous ne nous connaissons pas, mais je vous permets de vous écrire. Je m’appelle Bérénice et je suis la femme de Aaron. Il m’a dicté ces mots il y a trois jours... »

Mon cœur arrête de battre. Aaron n’est pas mort assassiné entre 1993 et 1994 ? Pourquoi n’a-t-il jamais donné de nouvelles ? Pourquoi a-t-il épousé une autre femme ? Et pourquoi est-ce elle qui m’écrit ?

  Malgré l’émotion, mon père poursuit sa lecture. J’ai raté un bout. Concentre-toi Stéphanie, ce n’est pas le moment de flancher.

 - « … J’ai effacé toutes mes traces pour survivre. J’ai changé d’identité en passant la frontière. »

Et moi qui avait remué ciel et terre pour te retrouver. Heureusement qu’une bonne âme m’avait prié d’interrompre mes recherches pour ne pas te mettre en danger…

- A la fin de la guerre, j’ai travaillé à la reconstruction du Rwanda. Avec l’aide de Bérénice et des siens, nous avons monté un centre de réconciliation, pour que les anciens voisins d’ethnies différentes puissent à nouveau cohabiter, malgré tous ces crimes.

Il y a quelques mois, je me suis associé avec Ejo hazoza, l’organisation pour la paix au Burundi. Tu connais leurs gens, puisque c’est par eux que j’ai eu de tes nouvelles. Ils m’ont appris que tu étais leur plus fidèle donatrice. Je suis profondément touché que tu sois restée attachée à la réalisation de notre rêve. »

Mon père plie la feuille. Ma fille demande :

- Et c’est quoi, dans l’enveloppe ?

- Attends Doudou, je veux entendre la fin de la lettre d’abord.

Mon père me regarde sans comprendre :

- Stéphanie, ma chérie, j’ai tout lu.

- Mais pourquoi est-ce son épouse qui écrit ?

Il hésite :

- Tu n’as pas entendu le début ?

Nila rejoint mon père sur le canapé. Ses yeux sont humides.


- Stéph, ma Stéph…

Elle marque un temps d’arrêt.

- Aaron est décédé.

Seule, dans ma chambre new-yorkaise, je pousse un hurlement de détresse. Je l’avais perdu pendant des décennies, il m’a été rendu quelques minutes, puis assassiné une nouvelle fois. C’en était trop. Mon corps est secoué de sanglots. Je ne vois plus rien, n’entends plus rien. Le monde s’écroule.

Quand je finis de sombrer dans le désespoir, je relève la tête, le visage dégoulinant de larmes, de sueur et de morve. Mes proches de Paris sont toujours de l’autre côté de l’écran. Je bafouille :

- De, de quoi est-il mort ?

- Bérénice parle de difficultés respiratoires et de fièvre. Probablement le coronavirus…

Les seuls mots qui me viennent à l’esprit sont :

- Et merde !

Je repars dans une marée de pleurs. À quoi bon échapper à des machettes, des génocides, pour reconstruire la paix et finalement se laisser décimer par cette saloperie.

Dans mon brouillard d’incompréhension, j’entends Nila m’ordonner d’aller boire. Comme un automate, je m’exécute. J’attrape une bouteille d’eau à côté de mon lit et j’avale quelques gorgées qui me font du bien. Je récupère aussi un mouchoir pour essuyer mon visage et vider mon nez.

Je reprends ma place face à la webcam.

- Ah maman, tu as l’air en meilleure forme.

J’esquisse un sourire, qui ressemble plutôt à une grimace de douleur. Cependant, cela rassure suffisamment ma fille pour qu’elle reparte à l’offensive :


- Alors est-ce qu’on peut savoir ce qui se cache dans la lettre maintenant ?

Mon père me jette un regard inquiet. Je cligne des yeux. Il s’empare de l’enveloppe et, avant de renverser son contenu, il déclare :

- Un cadeau qui m’a permis, ce soir, de savoir que ce n’était pas une arnaque ou une usurpation d’identité.

Un pendentif flamant rose atterrit dans sa main.

Doudou applaudit. Mon amie ne quitte pas des yeux le bijou retrouvé. Mon père le lui donne et ordonne à sa petite-fille de se calmer.

- Adeline, asseye-toi à la place de Nila, que ta mère te voit. J’ai quelque chose à vous dire à toutes les deux.

Je ne suis pas certaine de pouvoir supporter une nouvelle révélation aujourd’hui.

- Adeline, tu as terminé ta formation d’infirmière. L’IFSI, c’est du passé. Tu m’as parlé de ton projet de partir à l’étranger pour sauver des gens.

- Je ne vais pas bien loin. Juste en Méditerranée avec Sea-Watch pour empêcher les réfugiés de mourir noyés.


 Il lui sourit avec bienveillance.

- Ton père et ta mère se sont battus et se battent encore pour la réconciliation entre deux peuples. J’avoue, je ne les ai jamais soutenus dans leurs démarches. Au contraire, chaque fois que ma fille me réclamait des fonds pour le Burundi, je mettais la somme demandée sur un compte d’épargne.

- Pourquoi faisais-tu cela, Papi ?

- Je croyais que c’était une lubie et je voulais lui démontrer qu’elle perdait son temps et son argent. Le jour où elle abandonnerait cette cause, je lui aurais montré le montant qu’elle aurait économisé si elle m’avait écouté.

Il se retourne vers moi.

- Aujourd’hui, je suis content que tu sois restée sur tes positions.

Il prend une grande inspiration.

- Ma chérie, toute ma vie, j’ai pensé que les guerres civiles, c’était pour les pays pauvres, les malfamés, les peu-instruits. Mais aujourd’hui, j’ai découvert que pendant des années, il y a eu une guerre civile dans ma propre famille. Entre les gens qui ont le cœur ouvert pour les autres et ceux qui se ferment les yeux avec la bonne conscience d’aider des hommes d’affaires richissimes à plumer leurs concurrents.

Je hausse les sourcils. Je ne m’attendais pas à ce que le flamant porte-bonheur m’apporte la chance de voir mon père faire son mea culpa.

- Alors Doudou, ma petite-fille chérie, si ton souhait est de soutenir cette association en mer Méditerranée, l’argent que ta mère m’a fait économiser par son entêtement (il m’adresse un clin d’œil), je te le donne. 

 

Myriam Supplicy, 2020

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