Lettre du 23 septembre 1961
Ma bien chère Marie-Antoinette,
A votre grand bonheur, les
projets de sortie de votre époux n’ont pas abouti. Vous m’en voyez fort aise.
Pour ma part, mon mari m’a emmenée au bal samedi, celui
donné près du Moulin.
Tout comme vous, j’émettais des doutes sur la convenance de
notre présence parmi les petites gens, mais Joseph me rabâchait depuis
des lustres qu’il était temps de nous mêler au peuple, que l’abolition de
l’esclavage datait de près de vingt ans et que je devais quitter mon
idiosyncrasie démodée pour devenir une femme de demain.
Après cet argumentaire, j’ai consenti à cette sortie pour
m’imprégner de l’évolution des mœurs.
J’ai passé une tenue champêtre,
dans l’espoir que Joseph donnât son approbation. Il préconisa que je limitasse
la quantité de mouche sur mon visage. Je conservai deux attributs de ma
féminité, sans lesquels je n’aurais jamais osé me présenter devant Messire le
Marquis de Carabas. Nonobstant il railla ma perruque poudrée, lui qui ne
portait pour couvre-chef qu’un simple canotier de paille.
Quand je descendis de voiture
sur la place du Moulin, quelques villageois se gaussèrent de mon allure, mais
je n’en pris aucun ombrage. Je me dirigeai immédiatement vers Madame la
Marquise pour lui présenter mes hommages, mais celle-ci adoptait une attitude
de Provinciale : éclats de voix, rires à gorge déployée, danse avec des
manants.
Vous connaissez Charlotte ?
Elle, habituellement si raffinée…
J’étais outrée. Elle devait
s’être laissée allée à la boisson, je n’avais aucune autre explication à son
comportement.
Offusquée, je quémandai notre
retour immédiat dans nos terres. Mais Joseph ne voyait pas les choses ainsi. Il
me répétait : « Tout va très bien, tout va très bien ».
Contrariée, je rejoignis un banc
de pierre à l’écart et je m’assis à l’ombre du platane. Je regrettai d’avoir
oublié mon ombrelle chez Madame de Fleurville. Je souffrais de la chaleur de
cette après-midi ensoleillée.
Je repérais quelques jeunettes
s’ébrouer dans le torrent, en contrebas de la roue à aubes. Je ne voulais pas
jouer l'échevelée, mais j’étais bien d’accord de m’apparenter à une va-nu-pieds si
cela me permettait de retrouver un peu d’allant. Je délaçai mes bottines et
plongeai mes pieds dans l’eau fraîche.
Lorsque mon époux me découvrit
dans cette tenue des plus légères, il hésita un instant entre un tonitruant
rire - qui aurait sans nul doute attiré tous les gentilshommes de l’assemblée -
et l’irrésistible envie de caresser mes chevilles graciles.
La décence m’interdit de vous
conter la suite, mais si vous passiez près du petit bois à l’est du Moulin,
tendez l’oreille ! Il se pourrait bien qu’un oiseau, une feuille ou une
branche craquassent pour vous rapporter le secret dont ils furent l’écrin.
Je vous remercie d’agréer, ma
chère Marie-Antoinette, toute l’affection que je vous porte. Vous êtes pour moi
plus que ne serait une sœur. Vous êtes une amie véritable et une tendre
confidente.
Elisabeth
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