Lettre du 4 novembre 1861
Ma bien chère Marie-Antoinette,
Félix Grandet a eu l’extrême obligeance d’honorer notre
demeure de sa présence. Il est docteur en médecine…
Soyez sans inquiétude ! Nous nous portons à merveille.
Il est avant tout ami de longue date avec ma mère et joue pour moi le rôle de
tuteur bienveillant, presque paternel.
N’ayant point trouvé l’opportunité d’aviser mon mari, je
n’ai pas osé faire part de mon état à cet homme instruit. Il pérorait sur les
récents travaux du Professeur Louis Pasteur. Je vous avouerais que ses
propos dépassaient mon entendement : ne saisissant pas le sens des termes protéique,
métabolique ou oxydant, je ne pus que m’amuser du fait que la fermentation
exerçât sur lui une telle fascination.
Je me suis souvenue alors de vos préceptes : façonner
l’intelligence de l’enfant à venir en le mettant en contact avec la science. Je
n’écoutais plus mon hôte. Je n’aspirais qu’à ce que l’embryon ouït au mieux ses
paroles. J’aurais volontiers retiré les couches de tissus qui dissimulait mon
enflure, mais ce geste me sembla trop ostentatoire.

J’ai simulé prélever une saleté de ma tresse. Je caresse l’espoir
que cette scène lui parut véridique, car je fréquentais des cours d’arts
dramatiques dans ma tendre enfance, dans la classe parallèle du fils de Félix
Grandet. Ah, ce cher Emile ! Lui qui rêvait d’une carrière théâtrale, il
faut voir où cela l’a mené : il est Cornichon à Saint-Cyr. Oui, vous avez
bien lu : les aspirants de cette prestigieuse école sont surnommés les Cornichons.
C’est Felix Grandet qui me l’a appris.
Bref, j’ai soufflé sur ma poussière imaginaire qui s’est envolée
et j’ai repoussé mes cheveux derrière mon épaule. Je prêtais une oreille
distraite aux formes d’acides qu’évoquait mon prestigieux invité, quand je
perçus le premier mouvement de mon enfant. Je sautai brutalement sur mes pieds,
bouleversée que sa première manifestation coïncide avec sa rencontre avec la
chimie.
L’effarement se lisait sur le visage du Docteur Grandet.
Je lui expliquai que je manquais à tous mes devoirs et je fis venir Augustine
afin qu’elle nous portât du thé et des petits gâteaux.
Voilà comment, en une seule journée, j’ai débuté l’éducation
de mon fils et j’ai gagné la certitude de son existence au creux de mes
entrailles.
S’il vous plaît, ne m’oubliez pas dans vos prières, car
le plus dur reste à venir.
Votre amie dévouée
Elisabeth
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