Prenez-en de la graine !
Assis derrière mon bureau, j’observe les oiseaux qui se bousculent dans le nichoir à l’extérieur. Ce matin, le givre avait garni le paysage de paillettes blanches. Le froid piquait mes joues. Si je n’avais pas eu d’abri pour la voiture, j’aurais certainement dû gratter mon pare-brise avant de démarrer.
En arrivant au bureau, j’ai vu des petits piafs chercher de la nourriture sur le sol glacé. Alors avant de me mettre au travail, je suis passé par le local de l’intendant. J’avais remarqué qu’il y stockait une boîte pleine de graines pour les oiseaux. J’ai donc pris le temps de remplir la jolie mangeoire dans le parc pour mes petits camarades ailés.
Mais maintenant, ce sont mes collègues zélés qui n’apprécient guère ma petite rêverie derrière la fenêtre. Sous leurs regards pleins de reproches, je reprends la rédaction de mon rapport avec un enthousiasme feint.
Mais mon esprit est ailleurs. Il fait des détours dehors du côté de la petite maisonnette. A travers la vitre, j’aperçois du coin de l’œil que quelques oiseaux y sont entrés pour se sustenter. Je souris de satisfaction devant mon écran. Je me lève pour prendre un hypothétique document sur l’imprimante.
Pendant cet instant de répit, je jette un regard plus insistant et je recense quatre volatiles : un merle, un rouge-gorge, une mésange et un moineau. Ils piaillent avec véhémence. De retour à ma place, je les entends très distinctement à travers les carreaux de ma fenêtre close. Le merle babille :
- Le pivert raconte à qui veut l’entendre qu’on ne devrait pas manger ici.
- Et pourquoi cela ? interroge le moineau circonspect.
- Parce que, selon lui, les hommes peuvent nous transmettre des maladies, répond le premier avec réserve.
- Tu dis cela pour nous faire peur ? s’inquiète le rouge-gorge.
- Je n’ai strictement aucun intérêt à vous effrayer, assure l’oiseau noir fermement.
- Peut-être désires-tu nous faire prendre la fuite pour manger notre part, s’écrie la mésange avant de replonger la tête dans la mangeoire.
- C’est vrai que tu es le plus gros et le plus goulu, confirme l’oiseau à la bavette écarlate en tentant de bousculer son imposant voisin.
Le moineau réfléchit à haute voix :
- Comment l’homme pourrait-il nous donner des maladies ? Nous ne les mangeons pas, nous…
Steeve, le stagiaire me tape sur l’épaule :
- Je passe la commande au traiteur chinois. Tu prendras du poulet ananas, comme d’habitude ?
La discussion des volatiles a un drôle d’effet sur moi. Je réponds un peu confus :
- Euh non merci, juste une portion de riz cantonais s’il te plait.
Il me regarde, étonné :
- Tu ne te sens pas bien ?
Je le rassure en prétextant un régime quelconque, afin qu’il s’en aille rapidement et que je puisse reprendre le cours de la conversation à l’extérieur. Dès qu’il me quitte des yeux, je tends l’oreille.
C’est le merle qui parle :
- ... on voit que tu ne discutes jamais avec Magdalena et ses copines du poulailler d’à-côté. Ils confisquent leurs œufs et les mangent...
Les œufs ! Décidément mes petits protégés m’influencent fortement. Je rappelle le stagiaire :
- Steeve, finalement, je prendrais un riz nature s’il te plait, lui dis-je avec amabilité.
Sceptique, celui-ci hoche de la tête, trace un mot sur son calepin et sort de mon bureau.
Pendant ce temps, la discussion bat son plein dans la petite cabane. La mésange perd son calme :
- Alors tu penses qu’ils nous nourrissent pour nous bouffer ?!
- Cela prouverait au moins qu’ils n’ont aucun intérêt à nous empoisonner, constate posément le moineau.
- Tu préfères être mangé ? s’étouffe le merle.
- Cela poursuivrait un but plus noble que de tomber malade, mourir et se désintégrer, répond le petit oiseau philosophe.
- Oui, mais si tu meurs dans la nature, cela nourris les insectes, ironise la mésange.
- Manger ou être mangé, déclame cérémonieusement le volatile marron.
- Ce ne serait qu’un juste retournement de la situation, persiste-t-elle.
- Décidément on est tout en bas de la chaine alimentaire : les hommes, les félins et maintenant les insectes et les vers sont nos prédateurs, se désole le merle.
Mon téléphone vibre et me tire de mon immobilité attentive. L’écran m’informe que c’est Jessica. Je ne réponds pas. Elle sait bien que je déteste qu’elle m’appelle au bureau. Je lui ai répété cent fois qu’elle pouvait m’écrire des messages, mais que les conversations orales me dérangeaient profondément sur mon lieu de travail. Ici les murs ont des oreilles et j’aime protéger ma vie privée. Ce soir, elle me fera une scène. Je lui dirais que j’étais en réunion et que je n’ai pas eu le temps de la rappeler à cause de la surcharge de boulot.
Une fois que mon appareil a fini de s’agiter dans la paume de ma main, je retrouve un silence de qualité suffisante pour entendre le merle jaser :
- J’ai vu la clochette de Gribouille dans le pré. Dorénavant, il faudra se méfier encore plus de ce chat sournois.
Le rouge-gorge rebondit :
- A propos de félin, Carmelo a attrapé Gaston hier…
- Carmelo n’est pas un félin, c’est un renard ! corrige le moineau.
- Tête de linotte ! ajoute le merle.
- N’insulte pas ma cousine ! se fâche le rouge-gorge.
- Ce n’est pas plus ta cousine que la mienne, intervient vigoureusement la mésange.
Ne se laissant pas déstabiliser par les piaillements des passereaux, le merle siffle :
- Ben en attendant, Carmelo a dû se faire un bon gueuleton avec ce gros pigeon.
Vibration sur mon bureau : c’est une notification qui m’informe que Jessica a laissé un message sur mon répondeur. Je l’écouterai plus tard. Mes oreilles sont orientées vers le petit parc devant ma fenêtre et je capte aisément le rouge-gorge qui s’égosille :
- Je propose la ligue des oiseaux vengeurs exotiques !
Zut, j’ai perdu le fil à cause de mon portable.
- Qu’avons-nous d’exotique ? demande la mésange d’un ton cassant.
Le merle enfonce le clou :
- C’est nul comme nom !
- C’était pour faire un acronyme qui sonne bien, proteste le passereau. Il est facile à mémoriser : la LOVE.
Le moineau réfléchit un instant et suggère :
- Nous pourrions la nommer la ligue des oiseaux vengeurs épouvantés. Cela correspondrait au moins à une réalité.
En regardant sa voisine, il s’esclaffe en ajoutant :
- Ou alors l’APME : l’association des poules mouillées effrayées.
Susceptible, la mésange se sent méchamment visée par cette allusion. Elle avale les dernières graines de la mangeoire et décrète avec dignité :
- Moi, je préfère vous laisser.
Sur le départ, elle ajoute :
- Soyez tout de même prudent avec la route nationale. Ma cousine y a laissé des plumes la semaine passée.
Et elle s’envole, sortant aussitôt de mon champ visuel.
Le merle secoue la tête en s’interrogeant :
- Dans quel monde vivons-nous ? Le danger vient de partout. Nous les oiseaux, nous sommes vraiment une espèce supérieure...
- Les insectes et les vers ne sont certainement pas d’accord avec toi, ricane gentiment le moineau.
- A propos de ver de terre, la famille Taupe s’agrandit et elles colonisent les meilleures tables de la région. A ce rythme-là, il y aura une pénurie de vers sous peu et c’est mon plat préfère, se plaint le rouge-gorge.
- Moi, je ne mange que des fruits et des graines, pépie le moineau d’un ton condescendant.
- Mais je ne les tue que pour me nourrir, se défend l’oiseau rougissant.
- Comme tous les animaux, appuie le merle.
Le rouge-gorge s’indigne :
- Non !! Rififi attrape quotidiennement des souris pour s’amuser. Sa gamelle déborde. Ce chat n’a pas besoin de tuer pour se nourrir, alors que nous oui.
Le merle approuve :
- Oui, cette abondance me donne la nausée. L’homme vit dans un monde de surconsommation et englobe le règne animal dans sa spirale infernale…
- Et vous ne vous offusquez pas qu’un chat mange de la vache ?! mugit le moineau.
Un collègue surgit, je sursaute. Il me demande :
- Alors, tu as fini ton rapport ?
Et il s’éloigne en éclatant de rire. Il m’agace, mais je ne me laisse pas distraire.
- Tu es mal placé pour critiquer : tu es tellement un pique-assiette que tu entres dans les supermarchés des humains pour te servir et tu te permets de nous donner des leçons, s’emporte le rouge-gorge.
Le moineau est exaspéré par tant d’incompréhension.
-Vous êtes décidément trop élitistes et vindicatifs pour percevoir les avantages d’une collaboration entre les espèces !
Il quitte le nichoir sans rien ajouter. Mais il se trompe partiellement. En effet, le merle se penche vers le passereau rouge de colère et lui susurre doucement :
- Pour ton problème avec les taupes, tu devrais t’adresser à Wolfram. Il devrait être une solution efficace pour tes concurrents sur le marché du lombric.
- Wolfram l’épervier ? Hors de question que je m’approche de ses serres, s’insurge le rouge-gorge.
Effaré, le petit oiseau gonfle son plumage, avant de prendre son envol loin du sombre volatile.
Je remarque une ombre qui plane au-dessus du parc. Un rapace se pose sur la barrière non loin de la mangeoire. Le merle le dévisage, surpris. Tremblant, il essaie de l’amadouer.
- Wolfram ? Quel bon vent t’amène ?
- J’ai entendu que tu parlais de moi, dit-il d’une voix grave.
Le merle se souvient de la leçon apprise par son vieil oncle, le corbeau : « Tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute ».
- Tu as l’ouïe fine, tente-t-il en essayant de se donner une contenance.
- J’ai aussi compris que tu voulais me proposer un repas…
- C’est un ami qui se sent envahi par les taupes, piaule-t-il.
- Et où sont ces taupes ? demande le prédateur, mis en appétit.
- Je n’en sais rien, c’est le rouge-gorge qui…
La volaille noire laisse sa phrase suspendue dans les airs. Le rapace sonne l’heure du repas :
- Faute de taupe, on mange des merles, glapit-il.
Les deux volatiles décollent au même instant. Mais le bolide affamé attrape sa proie en une fraction de seconde.
Je secoue la tête pour émerger de ce délire. Je n’ai pas écrit une ligne de mon rapport, trop absorbé par les débats des oiseaux. Je décide de bouger un peu pour sortir de ma torpeur. Un regard à mon téléphone m’apprend que j’ai reçu un message sans entendre l’appareil vibrer. Jessica a enfin compris qu’il fallait communiquer par écrit pendant les heures de bureau : « Pourrais-tu passer chez le boulanger avant de rentrer ? Le pain d’hier est déjà sec ». Je m’enflamme : « Le mot gaspillage, tu connais ? Fais une soupe aux légumes, nous y ramollirons le pain sec. Avec tes repas élaborés, on devient gras et on participe à cette société de surconsommation. Remercie-moi, je nous évite un accident cardio-vasculaire et j’évite un gaspillage inutile des ressources. Je rends notre monde meilleur pour nos futurs enfants ».
J’appuie sur envoyer. La réponse ne se fait pas attendre : « Tu feras la cuisine ce soir, et les autres jours aussi. Pour les futurs enfants, tu regarderas avec leur future mère. Je retourne vivre chez mes parents ! » Je reste coi.
Dans le couloir, mes collègues me regardent en jacassant. Je leur vole dans les plumes. Ils se dispersent promptement.
Je me dirige vers la machine à café. Pendant que le gobelet se remplit d’un liquide sombre et brûlant, j’aperçois par la fenêtre le pare-brise de ma voiture couvert de fientes. Promis, demain, je ne perdrais pas mon temps à mettre des graines dans la petite maison à oiseaux !
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