Le destin d'Uriel


Depuis ma conception, j’ai entendu ma mère me répéter :

- Tu passeras la majorité de ton existence dans l’ombre, scellé dans ton emballage. Tu auras moins de dix minutes pour réussir ta vie ou te révéler totalement inutile pour l’humanité.

Je lui avais demandé comment je reconnaîtrais si j’avais servi une noble cause. Elle m’avait répondu :
 
- Si le visage qui te consulte sourit, tu sauras. Tu seras photographié, exhibé, présenté à d’autres regards émus.

- Et si je joue mal mon rôle, avais-je insisté.

- Tu verras la déception et la tristesse emplir ses yeux, puis tu seras jeté aux ordures.

J’ai quitté la maison-mère. J’ai voyagé, été passablement secoué, mais depuis quelques semaines, plus rien.

Durant mon montage, maman me serinait déjà :

- Surtout, vis avant ta date d’expiration !

Alors maintenant, l’inquiétude me sèche la languette. Je colle mon bâtonnet contre l’absorbeur d’humidité, mon seul compagnon depuis ma déchirante séparation de ma famille. Pour me rassurer, celui-ci bruisse régulièrement :

- Je resterai auprès de toi jusqu’à l’accomPISSEment de ta destinée.


Tout d’un coup, ça s’agite dehors. Ne sachant pas depuis combien de temps je patiente sur cette étagère, je prie :

- Pas la poubelle, pas la poubelle, je vous en supplie !

Je suis déplacé avec délicatesse et le voyage dure suffisamment longtemps pour que j’acquiers la certitude que je ne finirai pas au dépotoir sans accomplir mon destin. Je n’ai plus qu’à attendre et espérer. Maman disait toujours :

- On est plus efficace avec la matière première du matin.

J’attends le bon moment impatiemment.

C’est le jour J. Elle déchire mon sachet. Il me reste moins de dix minutes à vivre. Elle me saisit, arrache mon capuchon et me glisse sous un jet d’urine. Ma pointe absorbante se gorge du liquide doré. Moi qui ai vécu loin de la lumière, hors de la portée des enfants, je découvre le plaisir au contact de la chaleur.

Mais cela ne dure qu’un instant.

Elle me remet mon petit chapeau et me
couche à plat sur le bord du lavabo. Mon destin sera scellé sous peu. Le compte à rebours s’affiche sur un chronomètre à portée de vue. 

Des pensées discordantes m’envahissent :

- Pourvu que je sois positif, j’ai envie de voir un sourire… C’est peut-être trop demandé, j’ai déjà eu l’honneur d’être utilisé… J’aimerais au moins que la bande de contrôle s’affiche, sinon j’aurais raté l’examen final.

Les dernières secondes s’égrènent.

Un visage tendu se penche sur moi. Sans me toucher, Elle m’observe, me scrute longuement. Ses traits se détendent. Les larmes remplissent ses jolis yeux. Je n’aurai pas de sourire.

Elle me soulève.

A moi la poubelle !

Non, elle m’emporte avec elle. J’ai l’impression qu’elle frétille d’excitation. Je m’ausculte : la ligne de contrôle s’affiche clairement dans ma fenêtre de lecture, mais aucun trait annonce un résultat positif. Je me fais une raison : je suis négatif. J’ai loupé ma vie.


Mais alors pourquoi me dévoile-t-elle à un autre humain ? Pourquoi lui il sourit et lui caresse les cheveux ? Pourquoi s’embrassent-ils alors que je viens de leur refuser la joie d’être parents ? Ils sont jeunes, ils ont tout l’avenir devant eux. Pourquoi se réjouir de l’absence d’une petite graine de vie ?

Ça y est, ils me présentent encore à d’autres yeux. Ceux-ci sont un peu ridés, mais une étincelle de soulagement les éclaire quand ils me regardent. Une bouche dit :

- Promis, je n’oublierai plus ma pilule. Je ne m’imagine vraiment pas passer mon bac avec un ballon de foot à la place du ventre !

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