Marre du littoral

Une marée un peu plus forte que les autres avait largué quelques poissons dans une anfractuosité des roches érodées du littoral. Ils y coulaient une vie tranquille dans une eau tiédie par le soleil.
Ils savaient tout de leur monde. Vingt-trois coups de nageoire de long, contre seulement quinze brasses de large. Ils en connaissaient chaque bosse et chaque recoin. Ils pouvaient reprocher à leurs congénères le moindre déplacement inhabituel du sable épars au fond de leur bassin. Parfois, un insecte ou un oiseau s’approchait de la surface, puis disparaissait comme il était venu.
Les jours de tempête, les plus grosses vagues éclaboussaient la mare, agitant l’univers de ces habitants. Le refroidissement de leur espace les paniquait :
- Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? La vie est impitoyable. Il n’y a pas de justice…
Mais le soleil revenait, réchauffait leur flaque, leur permettant ainsi de ne se soucier que des mouvements désynchronisés de leurs camarades.
Profitant du retour du soleil pour dorer sa carapace après une nuit de tempête, un crabe fit son entrée dans leur trou d’eau. Reçu comme un cheveu sur la soupe, il profita de l’attention qui lui était portée pour expliquer à l’assemblée :
- Il existe un monde en dehors de votre petit étang. L’eau froide qui vous tombe sur la tête n’est que l’effet collatéral d’un événement considérablement plus grand, qui n’a aucun rapport avec vous, votre comportement ou vos croyances…
A peine ses paroles prononcées, il se vit renvoyer dans ses pénates par les injures de la poiscaille. Ses auditeurs s’emportaient contre lui, même après son départ.
- Mais qui est-il pour nous dire que nous ne sommes pas le centre de l’univers ? Lui, si petit, qu’en sait-il s’il existe des ouragans plus importants que ceux qui nous tombent sur la tête ? Il n’est pas là quand cela arrive. Il ne voit pas combien cela bouleverse notre écosystème.
Avec le temps, l’incident du crustacé passa aux oubliettes. Jusqu’au jour où un garçonnet mit les pieds dans leur flaque. A l’aide d’une épuisette et d’un seau, il attrapa quelques petits nageurs, les observa un moment et les relâcha dans l’océan. Les survivants de la mare s’horrifièrent :
- Ils sont morts, c’est affreux ! Un cataclysme inédit s’abat sur nous. Après l’eau froide, le Surnaturel nous envoie un nouveau châtiment : liquider nos membres sans aucun ordre logique. Ce sont les meilleurs qui partent ! Qu’allons-nous devenir, nous, pauvres pêcheurs ?
La semaine suivante, l’enfant revint, captura encore quelques poissons et les libéra dans le grand bleu. Les rescapés s’arrachaient les écailles de malheur. Certains regrettaient d’avoir fui le seau. D’autres envisageaient de se jeter sur les cailloux et de mettre ainsi fin à leurs jours dignement.
Le crabe revint :
- Vos compères ont rejoint l’eau froide. Ils y sont heureux. Ils m’ont envoyé en messager pour vous prévenir que tout se passe bien pour eux. Ils vous conseillent de les rejoindre aussi vite que possible.
Certains hurlèrent au complot. D’autres ne dirent rien, mais quand l’épuisette plongea à nouveau dans leur prison, ils ne tortillèrent pas de la queue pour lui échapper.
Quelques jours plus tard, une grande marée vint remettre les derniers récalcitrants à leur juste place.

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