A la mat' !


Ce texte est une "autre" version d'une nouvelle que j'ai intégrée à un recueil qui attend l'aval d'une maison d'éditions pour être publié...

Mon chef préfère que je fasse les cent pas ici, plutôt que je sois à mon poste. Trop distrait pour travailler correctement. Pas assez attentif pour m’en sortir indemne. La moindre erreur peut me coûter une phalange, un membre ou la vie. La scierie refuse d’offrir refuge à ma distraction.

Alors me voilà assis dans cette foutue salle d’attente.

Pourtant on s’était mis d’accord : Yasmine gérerait la partie médicale avec sa mère et moi je serais le père aimant et protecteur de l’enfant.

Je m’entends très bien avec ma belle-mère, Sylviane une femme forte et libre. Trahie par son mari, elle a pris sa vie en main. Une fois divorcée, elle a débuté une activité indépendante : photographe pour des catalogues de mode masculine. Quand l’envie lui prend, elle n’hésite pas à croquer ses modèles.

Depuis mon siège, j’entends une voix virile demander le numéro de chambre de Yasmine à la réception. Qui est-ce ? Etonnant qu’elle ait avisé d’autres personnes du début des contractions. Je reste scotché sur ma chaise, malgré la curiosité qui me ronge. Je regrette de m’être assis face au mur : je ne vois pas les gens de passage. Un bruit de pas se rapproche.

L’homme entre dans mon champ visuel. En un clin d’œil, je le reconnais : Matt, l’ami massaï de ma compagne. J’affiche instantanément un sourire de circonstance sur mon visage et nous échangeons une chaleureuse poignée de main. Je ne l’aime pas. Je ne l’ai jamais aimé. Ma femme croit que je suis jaloux. C’est faux. Il est entré dans notre vie à l’époque où nous tentions en vain de concevoir un bébé. Nous allions entamer le protocole de procréation assistée. Comme par hasard, Matt est arrivé, a donné un coup de baguette magique et le tour était joué.

Je souhaite tellement savoir qui l’a prévenu que la question franchit mes lèvres sans que je m’en aperçoive. Il me répond que c’est Sylviane. De quoi se mêle-t-elle cette vieille chouette !

- Monsieur Amadou, votre dame vous réclame ! annonce à la cantonade une infirmière, son pied maintenant la porte de la maternité entrouverte. Matt jaillit à l’appel de son nom, comme un diable qui sort de sa boîte et vole jusqu’à la femme en blouse blanche. Je reste interloqué sur ma chaise. Il me faut quelques secondes pour me repasser le film de cette scène afin de réaliser toute l’incohérence de celle-ci.

Pourquoi Yasmine l’a-t-elle appelé lui ? Pourquoi pas moi ? Je me torture l’esprit plusieurs minutes sans trouver de réponse à cette question entêtante. Je décide en mon for intérieur de profiter de la prochaine sage-femme qui ouvrira la porte pour rejoindre ma compagne. Nous croyions que je pourrais travailler ou avoir une activité constructive pendant qu’elle accoucherait, mais je me ronge les sangs dans cette salle d’attente. Alors qu’importe notre décision : je ne resterai pas à l’écart pendant la partie médicale !

Comme un chat guettant un rongeur encore invisible, mes yeux observent la ligne sombre qui délimite les deux battants de la grande porte blanche. Dès que l’accès s’agrandira, je bondirai, j’attraperai la souris vêtue de blanc et la suivrai jusqu’à mon chaton. Je commence à imaginer l’explication que je donnerai à Yasmine pour justifier ma présence à ses côtés, sans qu’elle puisse argumenter et me convaincre de rester éloigné d’elle plus longtemps. Cet enfant, je le veux, qu’il soit de moi, ou pas. C’est la consécration de notre couple, la réalisation de notre amour. L’évolution du nous deux en une famille, notre foyer, notre nid avec un oisillon. La création d’une vie entourée de notre amour, accompagnée par nos conseils, formée par nos expériences partagées, instruite de toute la culture qu’on pourra lui transmettre…

J’interromps mon cerveau en pleine envolée lyrique : le passage s’ouvre. Je bande tous mes muscles pour me lever quand je remarque, dans l’interstice de la porte, non pas les crocs blanches du corps médical, mais les Nike noirs de Matt et les hauts talons de ma belle-mère. Je me réfugie derrière un air serein, détendu, un peu rêveur, afin qu’ils ne devinent pas le trouble qui me traverse.

Cela ne m’empêche pas de voir que Sylviane est crispée. Elle se tient un peu devant Matt, tentant peut-être de le protéger de ma potentielle agressivité, quand je découvrirai le teint sombre de mon bébé et que je comprendrai la tromperie.

Elle doit préférer ce beau jeune homme à moi, Edouard, l’homme des bois, le barbu à la chemise à carreaux, les bretelles, un peu rustre mais au grand cœur. Clairement je ne vais pas offrir à sa fille les lumières des podiums, les défilés dans les grandes villes du monde. Surtout maintenant qu’il lance sa propre ligne de prêt-à-porter ! Des trucs qui mettent en évidence ses plaques de chocolat, ses fesses musclées et ses biceps de Popeye. Moi je n’ai rien à lui offrir. Enfin si, tout ! Tout ce que j’ai. Et mes muscles ne sont pas nés dans une salle de sport. Ils ne sont pas sculptés, mesurés, dopés de protéines chimiques.

- Ils sont en train de lui poser la péridurale. Elle souffrait trop.
- Ils viendront nous chercher quand elle sera soulagée.
- Nous ? Vous et moi, ou juste vous deux ? Parce que je veux venir. Je veux être là. Je veux être le père de cet enfant. Légalement, ce sera de toutes façons le cas, étant donné que je suis le mari légitime de Yasmine. Tout enfant né pendant cette union sera reconnu comme étant le mien, sans que je n’aie rien à prouver. Je le sais parce que Philibert, mon collègue, a dû payer une pension alimentaire pour le gosse conçu par l’amant de sa femme. Elle a divorcé après la naissance et a obtenu qu’il allonge du fric pour un môme qui n’est même pas le sien.
- Edouard, que racontes-tu ? Tes propos sont totalement incohérents
- Je sais que Matt est le père de notre bébé, mais je ne veux pas rompre avec Yasmine, je ne veux pas renier cet enfant, je veux avoir une vie de famille et être heureux avec elle, même si je n’ai pas toutes ses qualités.
- Matt, le père de l’enfant ?
- Ben oui, elle l’a réclamé pour son accouchement…
- Yasmine t’a réclamé ?
- Tu le protégeais pour pas que je lui mette mon poing dans la gueule…
- Je le protégeais ? Lui, Mr Black Muscle ? Moi, ta belle-mère contre ta carrure de bucheron ?
- Oui, parce que tu le préfères à moi !
- C’est exact, je le préfère à toi.
- Ah tu le reconnais enfin…
- Explique-moi comment tu es arrivé à cette conclusion. Je pensais être discrète.
- Tout d’abord, tu l’as fait venir le jour de l’accouchement de Yasmine.
- C’est exact.
- Ensuite, elle l’a demandé lui.
- Ce n’est pas elle qui l’a demandé. C’est moi. Pour m’aider à soutenir Yasmine
- Appelez son amant à la place de son mari, ce n’est pas raffiné.
- Je ne suis pas mariée. Je l’ai fait venir pour qu’il l’aide à respirer. Il est prof de yoga aussi.
- Et c’est une raison de plus pour que tu le préfères à moi comme gendre ?
- Je le préfère à toi tout court : c’est MON amant. Pas celui de Yasmine.

La porte de la maternité s’ouvre :
- Madame Blanchard attend son mari pour pousser !

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